Un ancien prisonnier de Guantanamo intente des poursuites contre le Canada

MONTRÉAL — Un ancien prisonnier de la prison américaine de Guantanamo intente des poursuites judiciaires contre le Canada, lui reprochant d’avoir joué un rôle dans sa détention de 14 ans marquée, selon ses dires, par la torture et l’intimidation.

Mohamedou Ould Slahi un Mauritanien qui a vécu à Montréal pendant deux mois, réclame 35 millions $ au gouvernement fédéral. Il soutient que de faux renseignements fournis par les autorités canadiennes ont conduit à sa détention à la prison militaire américaine où il aurait été battu, agressé sexuellement et privé de sommeil.

M. Slahi a raconté sa version dans un livre devenu un succès de librairie. Un film «Désigné Coupable» a même été adapté de ses mémoires.

Dans sa requête, il soutient que des rapports de surveillance ont été remis par le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) et la Gendarmerie royale du Canada (GRC) aux interrogateurs américains. «Les tortures qu’il a subies l’ont brisé» et l’ont conduit à prononcer de faux aveux au sujet d’un complot visant à faire sauter la tour du CN à Toronto. Un bâtiment dont il n’avait encore jamais entendu parler.

«Les Canadiens doivent comprendre qu’il s’agit d’une histoire canadienne, a expliqué M. Slahi à La Presse Canadienne sur les réseaux sociaux samedi. Sans le Canada, je n’aurais jamais été kidnappé. Sans le Canada, je n’aurais jamais été torturé.»

Jody Brown, l’un des deux avocats représentant M. Slahi, a décrit la saga de son client comme le résultat d’un «cercle vicieux» de renseignements défectueux et de techniques d’interrogatoire — torture ou traitement dégradant des détenus sous l’administration George W. Bush.

«Vous fournissez des informations, ce qui entraîne la détention de quelqu’un. Et même si vous n’êtes pas la partie qui les détient — vous n’êtes pas celui qui les torture — lorsque vous recevez ces informations sur la torture et que vous agissez en conséquence, vous la justifiez», a précisé Me Brown dans une entrevue téléphonique, qualifiant le gouvernement canadien de «complice de torture».

Aujourd’hui âgé de 51 ans et écrivain dans une compagnie de théâtre néerlandaise, M. Slahi a quitté le Canada en 2000 après que les autorités eurent commencé à l’interroger au sujet de ses liens avec Ahmed Ressam, un homme arrêté pour avoir planifié des attentats contre l’aéroport de Los Angeles. Les deux hommes fréquentaient la même mosquée à Montréal.

En 2009, la Cour fédérale avait déterminé que M. Slahi, qui a déjà été résident permanent au Canada, n’avait pas accès à des documents des services de renseignement parce qu’il n’était pas un citoyen du pays

Le procureur général du Canada n’a pas encore déposé de réponse aux allégations contre le SCRS et la GRC.

Le SCRS a refusé de commenter une affaire devant les tribunaux, ou de «confirmer ou nier les détails» de toute enquête ou tout renseignement partagé avec des États étrangers «afin de maintenir l’intégrité de nos opérations». La GRC n’a pas immédiatement répondu aux questions samedi.

La surveillance de M. Slahi pendant sa brève période à Montréal l’a poussé à retourner en Afrique de l’Ouest, déclenchant une série de deux décennies d’arrestations, d’interrogatoires et d’emprisonnement. Il a été arrêté à son arrivée au Sénégal et interrogé par des responsables américains sur les mêmes allégations que les autorités canadiennes avaient poursuivies.

«Au lendemain du 11 septembre 2001, M. Slahi a de nouveau été arrêté en Mauritanie à la demande des États-Unis. Il a été enlevé et transporté contre son gré dans un avion d’extradition orchestré par la CIA vers la Jordanie, où il a été interrogé et torturé pendant huit mois, avant d’aller à l’aérodrome de Bagram en Afghanistan, puis à Guantanamo», lit-on dans son histoire.

Il n’a été libéré qu’en 2016, restant sous mobilité restreinte en Mauritanie, incapable de quitter le pays jusqu’en 2020, indique le document judiciaire.

À Guantanamo, les informations qui ont servi de base aux interrogatoires de M. Slahi étaient «absurdes», a indiqué Me Brown dans une entrevue.

Les documents indiquent, par exemple, que les interrogateurs de M. Slahi ont insisté au sujet d’un appel téléphonique à Montréal au cours duquel il a invité quelqu’un à prendre le thé et lui a demandé d’apporter du sucre.

«Ses interrogateurs ont insisté sur le fait que la demande de  »sucre » était un code pour des  »explosifs »», a rapporté l’ancien prisonnier dans son récit.

Mustafa Farooq, le président du Conseil national des musulmans canadiens, a dit que la complicité du Canada dans les sévices subis par M. Slahi prenait sa source dans les stéréotypes islamophobes. Selon lui, le pays doit être tenu imputable.

«La réalité est que M. Mohamedou (Slahi) était en danger en partie parce qu’il se trouvait en train de prier dans une mosquée, où il se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment et en étant sous la surveillance de l’État canadien», a déclaré M. Farooq dans un entretien téléphonique.

«Une partie de la raison pour laquelle c’est si horrible est que le gouvernement canadien et les administrations de la sécurité nationale du Canada ont participé à la torture d’un homme qui n’avait rien fait de mal, que nous étions au courant et que nous avons essayé de faire en sorte que les Canadiens ne le sachent jamais», a-t-il ajouté.

M. Farooq a établi des comparaisons avec le cas de Maher Arar, un Canadien d’origine syrienne détenu à New York en septembre 2002 et envoyé à l’étranger par les autorités américaines.

Se retrouvant dans une prison de Damas aux allures de cachot, M. Arar a fait de faux aveux sur son implication avec Al-Qaïda. Il a accepté un règlement de 10,5 millions $ en 2007 et a accepté les excuses du premier ministre de l’époque, Stephen Harper, pour «tout rôle que des responsables canadiens auraient pu jouer» dans l’affaire.

Plus récemment, le cas d’Omar Khadr, un citoyen canadien qui, à l’âge de 15 ans, a été détenu à Guantanamo Bay pendant 10 ans pour le meurtre en temps de guerre d’un sergent de l’armée américaine en Afghanistan, a également abouti à un règlement de 10,5 millions $ avec le gouvernement fédéral en 2018.

M. Slahi a dit qu’il voulait s’assurer que ce qui lui est arrivé n’arrivera à personne d’autre.

«Je veux que le Canada fasse la promotion des droits de la personne et de la démocratie. Je veux un avenir meilleur pour mon fils, mes neveux et nièces, a-t-il souligné. La responsabilité ne peut se produire sans la vérité.»

– Avec des informations de Jim Bronskill à Ottawa