Recherche scientifique: l’obstacle de la langue pour les non-anglophones

MONTRÉAL — Les chercheurs dont l’anglais n’est pas la langue première se heurtent à plusieurs obstacles quand vient le temps de publier des articles, de demander du financement ou de participer à des conférences scientifiques, met en lumière une nouvelle étude.

Il s’agit d’un phénomène bien réel dont les répercussions sont tout aussi pernicieuses que néfastes, ont confirmé de multiples chercheurs québécois interrogés par La Presse Canadienne.

Une analyse publiée récemment par le docteur Tatsuya Amano dans les pages du journal PLOS Biology souligne ainsi que les scientifiques dont l’anglais n’est pas la langue maternelle sont 2,5 fois plus susceptibles de voir une revue scientifique refuser de publier leurs travaux en raison de préoccupations liées à la langue. Ils seraient aussi 12,5 fois plus susceptibles de recevoir une demande de révision linguistique.

La rédaction d’une étude avant sa soumission demanderait par ailleurs 51 % plus de temps aux chercheurs dont la maîtrise de l’anglais est «faible» et 30 % à ceux dont la maîtrise de l’anglais est «modérée», comparativement à leurs collègues anglophones.

«Les chercheurs ont des vies de fous, a réagi Sophie Montreuil, la directrice générale de l’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences (ACFAS). Donc, si on leur ajoute des tâches simplement parce qu’ils sont des francophones, c’est un biais défavorable et ça n’a aucun sens.»

Lorsque vient le temps de participer à une conférence scientifique, la moitié des non-anglophones choisissent apparemment de ne pas faire de présentation orale et 30 % d’entre eux n’y assistent tout simplement pas. Ceux qui décident de prendre la parole mettent 93 % plus de temps à se préparer si leur maîtrise de l’anglais est faible, et 38 % si elle est modérée.

«Ces désavantages conduisent inévitablement à une énorme inégalité dans le développement des carrières scientifiques entre les locuteurs natifs et non natifs de l’anglais et à une grave sous-représentation de la recherche des pays où l’anglais n’est pas la langue principale dans les publications en langue anglaise», soulignent les auteurs de l’étude.

«En outre, à plus grande échelle, une conséquence évidente de cette inégalité est la perte d’opportunité pour les communautés scientifiques d’intégrer de nombreux chercheurs au début de leur carrière, et les connaissances associées, en partie parce que leur première langue est autre que l’anglais.»  

Le docteur Amano et ses collègues ont pu quantifier l’ampleur du problème en interrogeant tout près d’un millier de chercheurs provenant de huit pays différents (Bangladesh, Bolivie, Royaume-Uni, Japon, Népal, Nigéria, Espagne et Ukraine) et ayant des profils linguistiques et économiques différents. Cet échantillon regroupe donc des pays, comme le Népal, où la maîtrise de l’anglais est piètre et le niveau de vie faible, et d’autres, comme le Royaume-Uni, où la maîtrise de l’anglais est excellente et le niveau de vie très élevé.

Comparativement à un collègue anglophone, résument le docteur Amano et ses collègues, un doctorant dont l’anglais n’est pas la langue maternelle consacrera passablement plus de temps et d’argent à la compréhension de toutes les études rédigées en anglais qu’il doit lire, à la rédaction de sa thèse et au polissage du langage de son manuscrit avant soumission; après la soumission, ce doctorant sera plus susceptible de voir son travail rejeté, ou à tout le moins envoyé en révision pour des motifs linguistiques; et il peinera ensuite à faire connaître ses travaux en raison de son hésitation à participer à des conférences scientifiques, par crainte que sa maîtrise de l’anglais ne lui permette pas de faire justice à son travail. 

Et ces obstacles, préviennent les auteurs, persisteront tout au long de sa carrière scientifique.

La «lingua franca» de la science

«(L’anglais) est effectivement la ‘lingua franca’ du champ scientifique, a résumé le professeur Vincent Larivière, qui est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les transformations de la communication savante à l’Université de Montréal. On peut le déplorer, mais c’est la réalité dans laquelle les gens évoluent.»

Une réalité qui se décline de plusieurs manières dans la vie des chercheurs, à commencer par la publication de leurs travaux dans certaines des revues scientifiques les plus prestigieuses de la planète. Quel chercheur du domaine de la santé, par exemple, n’aspire pas à voir un jour son nom dans les pages du New England Journal of Medicine, de Nature ou du Lancet?

Les revues savantes n’acceptent d’emblée qu’un faible pourcentage (bien moins de 10 %, nous dit-on) de tout ce qui leur est soumis chaque année, même par des chercheurs dont la maîtrise de l’anglais est irréprochable. Si on ajoute à cela les obstacles supplémentaires que doivent surmonter les scientifiques non anglophones avant de pouvoir proposer leur travail pour publication, on comprend mieux pourquoi, comme l’écrivent le docteur Amano et ses collègues, de récentes études ont constaté que les revues scientifiques «sont moins susceptibles d’accepter des articles rédigés par des chercheurs de pays où l’anglais n’est pas la langue principale».

«Il m’est souvent arrivé d’avoir un commentaire du genre, ‘This review should be reviewed by a native English person’», a ainsi confié le docteur Rémi Rabasa-Lhoret, de l’Institut de recherches cliniques de Montréal.

Un anglais moins que parfait enverra souvent un signal (habituellement erroné) de recherche de mauvaise qualité, a expliqué Vincent Larivière. La découverte a beau être importante, dit-il, si les auteurs sont incapables de l’expliquer correctement, l’éditeur de la revue scientifique perdra rapidement de l’intérêt et passera à la soumission suivante.

Cela ne veut pas dire que les travaux ne seront jamais publiés, mais cela peut vouloir dire qu’ils ne seront pas publiés par la revue de premier choix, et donc la revue la plus prestigieuse, ce qui limitera la visibilité dont ils profiteront ― nuisant du fait même au prestige de l’auteur, dans un domaine où le prestige est une devise très importante.

Le docteur Rabasa-Lhoret est loin d’être le seul chercheur interrogé aux fins de ce reportage à relater une expérience du genre.

La professeure Sylvie Belleville, une spécialiste du vieillissement à l’Université de Montréal, a complété son doctorat à l’Université McGill, où elle a évidemment été supervisée par une anglophone. Quand elles ont ensemble soumis une étude pour publication, elle raconte qu’on leur a envoyé une demande de révision linguistique ― et ce, même si la superviseure estimait que la qualité de l’anglais était tout à fait acceptable, vraisemblablement parce que la première auteure de l’article (Mme Belleville) portait un nom francophone.

«C’est un peu non équitable, parce que je vois parfois des articles écrits par des anglophones qui ne tiennent pas debout non plus d’un point de vue de la langue, a indiqué le professeur Benoît Lamarche, de l’École de nutrition de la faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval. Et puis le commentaire ne leur revient probablement pas de faire une révision linguistique. Donc oui, il y a des frustrations, c’est sûr.»

Parler en public

Prendre la parole en public arrive très souvent en première place des réponses quand on demande à la population de nommer sa plus grande crainte, devant les araignées, les hauteurs et même la mort.

De devoir en plus le faire dans une langue qui n’est pas notre langue maternelle, devant des collègues qui représentent fréquemment la crème de la crème du domaine, peut se révéler une expérience très intimidante, au point où certains préféreront tout simplement se taire.

«J’ai du stress quand je parle en français, c’est stressant de faire une conférence devant 300 personnes, mais ça n’a jamais le même niveau (de stress) que de faire ça en anglais, a confié Sylvie Belleville, de l’Université de Montréal. En français, tu as toutes tes ressources. En anglais, si tu es stressée, déjà ton QI baisse de vingt points.»

La subtilité de la langue, ajoute-t-elle, fait en sorte qu’on n’a pas la même force de frappe, qu’on n’est pas capable d’amener les mêmes forces d’argumentation qu’on le fait dans notre langue maternelle, alors que l’argumentation est très importante en science.

Et ces subtilités, dans le domaine scientifique, peuvent faire une différence énorme, d’où l’importance d’avoir confiance qu’on sera en mesure d’expliquer clairement les moindres nuances ― autant par souci d’exactitude que pour éviter d’entacher sa réputation ― à des collègues qui, souvent, seront à l’affût de la moindre imprécision.

«Pour prendre la parole, il faut une petite dose de culot, a admis le docteur Rabasa-Lhoret. Puis il faut admettre que dans ces congrès-là, on dit qu’on ne juge pas, mais c’est extrêmement jugé.»

La situation pourra avoir l’effet pervers d’inciter au silence un expert dans son domaine qui doute de sa capacité à s’exprimer et à s’expliquer clairement en anglais, laissant ainsi plus de place à un autre participant qui, à défaut de moins bien maîtriser le sujet, parle l’anglais sans la moindre hésitation.

«Dans une conférence scientifique, où il faut débattre en direct d’une question scientifique, la personne qui est non anglophone va avoir un peu plus de difficulté à s’exprimer, a rappelé Vincent Larivière. L’anglophone, qui en sait peut-être moins, va être en mesure de débattre, puis d’avoir l’air autrement plus intelligent. C’est un privilège immense dans le champ scientifique d’être anglophone.»

Demandes de financement

Les scientifiques sont constamment à la recherche de financement pour faire progresser leurs travaux. Là encore le fait de présenter une demande rédigée en français; traduite du français à l’anglais; ou encore rédigée en anglais par un chercheur dont ce n’est pas la langue première pourra avoir un effet indésirable, mais difficile à quantifier.

«Même si on a un message scientifique, une hypothèse qui est fantastique, si on l’explique de façon laborieuse parce qu’on écrit dans une langue qui n’est pas notre langue maternelle, ça se pourrait très bien que le texte final soit moins intéressant à lire, moins engageant, moins stimulant à lire pour l’évaluateur, et donc qu’en fin de compte, on en paye le prix parce qu’on va être évalué moins favorablement», a ainsi expliqué Louis-Éric Trudeau, un expert de la maladie de Parkinson à l’Université de Montréal.

Le docteur Rabasa-Lhoret, des IRCM, abonde dans le même sens en décrivant «une petite mélodie de fond qui doit plaire à l’oreille de l’arbitre» quand on présente une demande de financement ― une «petite mélodie» qui est peut-être plus facile à chanter dans sa langue maternelle.

Il y a aussi, par la force des choses, moins d’évaluateurs en mesure de se pencher sur les demandes présentées en français. On ne peut pas non plus avoir la garantie que ceux qui le font maîtrisent aussi bien cette langue que l’anglais. Et même si les évaluateurs sont des francophones qui jugent le projet méritant, ils devront ensuite défendre leur choix devant des collègues… anglophones.

Plusieurs chercheurs choisissent donc plutôt de procéder en anglais, en se croisant les doigts qu’ils seront bien compris et évalués à leur juste valeur.

«On veut toujours être évalués par des gens qui sont des experts dans notre domaine, a dit Sylvie Belleville. Mais ça veut dire que la barre est plus haute.»

Mais en bout de compte, ont dit plusieurs intervenants, si une demande de subvention rédigée en français est rejetée, on ne peut jamais savoir avec certitude si c’est la langue qui est en cause ou la qualité du projet lui-même.

Certains organismes, comme les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC), prennent des mesures pour accommoder les chercheurs dont l’anglais n’est pas la langue première. Une demande présentée en français, par exemple, pourra excéder de deux pages la longueur maximale permise pour une demande en anglais, puisqu’il faut plus de mots pour écrire en français qu’il n’en faut pour écrire en anglais.

Les IRSC déploient aussi cet automne un projet-pilote de traduction simultanée pour permettre aux francophones qui sont membres de certains comités de débattre dans leur langue des demandes de subvention qui sont sur la table.

«C’est plus d’argent, c’est plus d’efforts, mais si on veut avoir de l’équité, ça va prendre ça», a dit Benoît Lamarche, de l’Université Laval.

Solutions

Des outils d’intelligence artificielle comme ChatGPT et DeepL pourraient aider ceux dont l’anglais n’est pas la langue première à participer à certaines activités scientifiques, soulignent les auteurs de l’étude publiée par PLOS Biology.

Certaines institutions québécoises offrent aussi un soutien scientifique à la rédaction en anglais.

«Pour les gens qui ont peut-être un petit peu plus de difficulté avec l’anglais, il y a toujours la possibilité d’avoir accès à ces ressources-là pour jeter un coup d’œil, pour s’assurer que les idées sont claires, que le contenu est compréhensible», a rappelé le professeur Martin Brochu, de l’Université de Sherbrooke.

Les jeunes chercheurs d’aujourd’hui, ajoute-t-il, arrivent aussi mieux outillés et mieux équipés pour travailler en anglais que ne pouvaient l’être ceux de la génération précédente.

Des firmes privées proposent par ailleurs des services de rédaction ou de révision scientifique. Mais là encore, un chercheur anglophone n’aura pas à éponger une dépense de quelques milliers de dollars pour faire appel à leurs services, et il pourra utiliser les fonds de sa subvention à d’autres fins.

Il y a aussi le risque que «la subtilité de notre message soit perdue dans la traduction», a rappelé le docteur Rémi Rabasa-Lhoret, qui cite en exemple une étudiante qui parlait de «dépistage» alors qu’elle aurait dû parler de «diagnostic».

«Ce sont des termes qui sont proches, mais quand on arrive en sciences, où la précision est super importante, la traduction ajoute une couche d’imprécision», a-t-il souligné.

Louis-Éric Trudeau considère lui aussi que des plateformes de traduction peuvent générer une mauvaise information dans un contexte scientifique, «et je ne veux pas prendre ce risque-là».

La nouvelle loi fédérale sur les langues officielles adoptée cet été reconnaît pour la première fois qu’il doit y avoir des mesures particulières pour protéger et inciter la production et la diffusion de savoir en français, s’est réjoui Sophie Montreuil, de l’ACFAS.

De plus, dans le plan d’action du gouvernement fédéral pour la période 2023-2028, on retrouve une enveloppe de 8,5 millions $ pour «financer, créer et financer des mesures qui vont encourager la production, la diffusion et la mobilisation des savoirs en français», a-t-elle applaudi.

«C’est absolument inédit, on n’avait jamais vu ça auparavant», a dit Mme Montreuil.

Tout cela s’inscrit dans le cadre d’une plus grande «réceptivité (…) qui dépasse les attentes qu’on pouvait avoir» il y a quelques années, poursuit-elle.

«On veut créer des incitatifs pour que le choix de publier en français devienne plus intéressant que le choix de publier en anglais, a dit Mme Montreuil. Ce n’est pas en attaquant ni les individus anglophones, ni les instances anglophones qu’on va arriver à changer les choses, mais c’est en posant un regard sur l’ensemble de l’écosystème.»

Le prestige associé aux publications en anglais pourrait aussi éloigner les chercheurs de sujets plus locaux, craint-elle, puisque les grandes revues n’auront pas d’intérêt, par exemple, pour une découverte qui touche seulement quelques milliers de personnes au Québec.

«Si les besoins locaux et les besoins naturels ne sont plus documentés, on va se retrouver avec une population à moitié couverte par les politiques publiques, et ça, c’est inconcevable», a dit Mme Montreuil.

Un mal pour un bien

Cela étant dit, malgré tous ces obstacles, plusieurs chercheurs sont d’avis que l’envers de cette médaille est quand même positif.

«C’est sûr qu’on aimerait bien que la science internationale se fasse dans une autre langue que l’anglais, dont le français en particulier, a ainsi dit Louis-Éric Trudeau, de l’Université de Montréal. Mais je pense que la majorité des chercheurs (…) sont d’accord avec le fait que ça nous prend une langue commune pour la science dans le monde pour faciliter les échanges internationaux.»

Une découverte importante annoncée uniquement en français n’aura pas le même rayonnement et le même impact que si elle est annoncée en anglais, a-t-il ajouté, ce qui retardera possiblement la mise au point de nouveaux traitements, puisque certains scientifiques n’en seront pas informés.

Sylvie Belleville se dit elle aussi «ravie» de l’existence d’une langue commune qui évite aux scientifiques de travailler «en silo». Elle constate en revanche ce qu’on pourrait appeler un «sentiment de communauté» entre les chercheurs de la francophonie.

«Le fait qu’on partage cette langue-là, qui est un peu minoritaire dans la science, ça favorise en quelque sorte des liens entre nous, ça nous amène à créer un réseau un peu spécial, un peu unique, a-t-elle dit. Même certains anglophones vont dire, ‘Ah, vous avez de la chance, nous on n’a pas ça parce qu’on fait partie de la masse’.»

La discussion en temps réel entre chercheurs est excessivement importante, ajoute le professeur Trudeau, qui explique vouloir échanger directement avec les collègues qu’il rencontre lors de congrès, sans passer par un traducteur.

«Ça enlèverait toute la spontanéité, ça limiterait énormément les chances que je puisse ensuite collaborer avec ces chercheurs-là pour faire avancer ma recherche plus rapidement, a-t-il dit. On a besoin des autres en sciences, c’est un message à mon avis qui est incontournable. On a absolument besoin de bonnes interactions avec nos collègues dans plein d’autres pays. Et pour l’instant, ça se fait en anglais.»

Quatre-vingt-quinze pour cent de la population mondiale n’a pas l’anglais comme langue maternelle, rappellent le docteur Amano et ses collègues. Imaginez, demandent-ils, quelle contribution scientifique a été laissée de l’autre côté de la barrière linguistique, et l’impact que cette contribution aurait pu avoir face aux «multiples défis» auxquels est confrontée la planète.

«Qui contribue à la science, influence ce que l’on sait, a conclu Vincent Larivière, de l’Université de Montréal. Si on se coupe des gens qui ne sont pas des natifs anglophones, on se coupe de certaines perspectives, on se coupe peut-être de pans de la connaissance qui seraient cruciaux à l’avancement globale de la société.»